Souvenirs ...

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Moutton
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#1

Message par Moutton »

Il se revoyait enfant, allongé dans l’herbe grasse du petit jardin familial. Au loin, le linge claquait contre le vent, et il pouvait entendre sa mère pester contre les taches de terre si dures à nettoyer. Sa sœur, de quatre ans son aînée, apprenait à se comporter en impératrice régnant sur un royaume de poupées de chiffon, s’égayait joyeusement dans sa chambre, fenêtre grande ouverte sur ce ciel azur d’un mois de juin. Et son père, il venait de disparaître derrière la petite colline, mais il pouvait encore l’entendre. Il revenait, il a ouvert les gaz à fond, il sera là dans quelques secondes. Un bruit magnifique se met à grandir, il se rapproche. De tous ses membres, ne voulant rien rater de ce spectacle, tous ses sens sont aux aguets, son corps entier le réclame. Le voilà ! A peine le temps de lever la tête, et il voit son père arrivant sur lui. vvvvvvvvVRAMMMmmmmm Le souffle de l’hélice et le déplacement de l’air lui soulève la chemise et bousculent la jeune tignasse. Du coin de l’œil, il peut voir son père passant en trombe au dessus de la maison, faisant tomber au passage la moitié du linge. Un petit tonneau et le voilà qui disparaît de nouveau. Et sa mère qui crie à qui l’arrêtera de faire de telles âneries. Il sourit, il est content, heureux. Il prend une grande bouffée d’air, une fine odeur est là, celle de l’essence, dernier vestige du passage furtif du petit biplan familial. Quel délice, quelle odeur !

Cette odeur ! C’est bien celle de l’essence, c’est le réservoir qui est touché. Déjà l’huile a recouvert tout le pare-brise qui n’est plus qu’une vague flaque d’huile balayée par le vent et continuellement alimentée par le pauvre moteur blessé. Il veut retirer ses lunettes mais une fumée noire fait son apparition entre ses pieds, hors de question de les enlever maintenant, il fait qu’il protège ses yeux. A quoi bon ? Les commandes ne répondent plus, l’avion commence lentement à s’incliner sur la droite. Il distingue difficilement son aile droite, criblée d’impacts. L’avion sursaute, l’assaillant est toujours là, il veut achever sa proie. La fumée est devenue opaque, lourde, étouffante, les instruments de bords commencent à disparaître lentement. D’une main tremblante, il tâtonne dans l’invisible pour trouver le tableau de bord. Il est là, brûlant comme une braise, le compartiment moteur est en feu, le moteur doit être sur le point d’exploser avec les derniers restes d’essence qui lui reste. Hésitant, il retente d’actionner la verrière mais elle reste irrémédiablement bloquée.
Sa tête se met à tourner, les vapeurs toxiques commencent à troubler son esprit, l’avion est en chute libre à présent, le manche est mou, mort, il n’a plus qu’à attendre. Il ne voit plus rien à présent, devant ses yeux il n’y a qu’une fumée noire, seul son masque à oxygène l’empêche de sombrer complètement dans l’inconscience. Les impacts ont maintenant cessés, il ne doit plus être bien loin du sol.

Ils sont tous déjà partis, les copains, les meilleurs partent en premier, il est le dernier. Il l’attendait ‘son’ jour. Chacun leur tour ils avaient fait le grand plongeon celui duquel on ne revient pas, celui qui permet à sa famille de recevoir un petit discours du Commandement, voire une belle médaille. Pour lui, il n’y aura ni l’un ni l’autre, il n’y a plus personne à prévenir. Il fera partie des grandes statistiques des glorieux anonymes, une goutte salée dans un océan d’eau douce. Quelle chance.
Cette petite odeur délicate et reposante qu’il appréciait tant étant enfant, ce ciel où il aimait tant se balader étant adolescent, cette liberté qu’il pouvait presque toucher étant adulte. Il se revoyait gambader dans les champs main dans la main avec la fille du boulanger. Le temps de l’insouciance, les baisers volés dans le grand chêne en bas du verger, que tout cela était loin. Il revoyait la petite frimousse de celle à qui il n’avait jamais pu avouer ses sentiments avant de partir pour le front, son délicieux visage. Ah douce …





7 Avril 1945
Extrait du rapport du 1st Lt Albert MORRIS
1 appareil abattu lors de l’escorte de 54 bombardiers B26 au dessus de FABREHSTRASSE. Appareil fumant tombant vers le sol. Explosion au sol confirmée par le 1st Lt Rick BARTLE et 2nd Lt Ken YOPP.
.TLS.
.Mistel pilotâh.
.Bombâh Lovâh.
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pelican72
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#2

Message par pelican72 »

:huh: Très, très beau Moutton. Emotion sentit sous le grand chêne du verger. ;)




Pélican 72
"Fermez, démontez, roulez."
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Flyingtom
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#3

Message par Flyingtom »

Très efficace comme récit , Moutton , comme toujours ;)
Si l'homme a été crée avant la femme, c'était pour lui permettre de placer quelques mots.
- Jules Renard -

Amis fans de Bd : http://www.bouletcorp.com/blog/
OrneryBoy

Moos_tachu
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#4

Message par Moos_tachu »

:god: :god: :god: :god: :god:
Mud, Wind and Fire
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werner
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#5

Message par werner »

Proustien ton texte mon Moutton, superbe, il fallait oser changer la madeleine par du 96 octanes. :rolleyes:

Signe Werner truffe que le grand chene du verger lui rappelle quelque chose :rolleyes:
Frigg's Skipper
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